Déploiement des forces militaires Sentinelle en France : l’armée pour le maintien de l’ordre, pragmatisme ou antinomie autoritaire ?

Déployer les forces Sentinelle dans Paris : justifications et prises de position. 

« On est en train de présenter comme une idée scandaleusement révolutionnaire ce qui est dans toutes les gares, dans tous les aéroports. » scandait François Bayrou, président du Mouvement démocrate (MoDem) et maire de Pau, à propos du déploiement des forces militaires Sentinelle en marge des manifestations des gilets jaunes. 

Accrochage entre François Bayrou et Jean-Luc Mélenchon sur le déploiement des forces Sentinelle autour des manifestations des gilets jaunes — Source : BFMTV

Depuis le premier article que nous avions rédigé dans le cadre de ce blog, force est de constater que la situation en France n’a pas beaucoup changée. Les mobilisations des gilets jaunes continuent sur les Champs Élysées et partout ailleurs dans l’hexagone. Depuis le 16 novembre dernier, chaque samedi donne lieu à des manifestations plus ou moins violentes, au cour desquelles des dégradations et des pertes matérielles se sont accumulées. Forcément, le bilan s’est alourdi. Rien que pour la ville de Toulouse, le coût matériel au 11 février 2019 était de 5,8 millions d’euros. Plus d’une centaine de blessés ont été comptés et plusieurs morts déplorés. L’efficacité de la police a été à plusieurs reprises sujette à débat comme en témoignent cet article ou celui-ci

Les syndicats de police réclamaient depuis plusieurs semaines l’intervention des forces militaires en renfort connexe pour assurer un meilleur maintien de l’ordre. Leur présence devait se faire autour des édifices publics, déchargeant les forces policières de les surveiller et permettant ainsi d’assurer une présence plus nombreuse dans les manifestations. Ainsi, le 20 mars, l’ancien porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, a annoncé que des détachements de Sentinelle viendraient en renfort des forces de police pour assurer la sécurité des manifestants. La mesure a été très sévèrement critiquée par plusieurs partis politiques, notamment parce que Sentinelle est une force militaire un peu particulière en ce qu’elle a été constituée pour la lutte contre le terrorisme après les attentats de janvier 2015. Le mandat imputé aux forces de Sentinelle est de patrouiller dans les lieux constituant des potentiels plus importants par rapport à la menace terroriste (gares, aéroports, ports…). 

Si le problème est éminemment politique, il n’en reste pas moins qu’il soulève plusieurs problématiques d’ordre criminologique. Il convient de les étudier successivement en prenant le recul et le détachement nécessaire pour tirer le vrai du faux de cette décision décidément très polémique. 

Source : Le Parisien.

Le maintien de l’ordre : rappels historiques, juridiques et techniques. 

Les travaux d’Emsley et de Gervais avaient déjà proposé une relecture historique de l’apparition du maintien de l’ordre dans l’Angleterre industrielle. Le but était à l’époque du Metropolitan Police Act (1829) le maintien d’un ordre « moral » c’est à dire la lutte contre « l’oisiveté » mais aussi contre la prostitution ou l’homosexualité. 

C’est la prévisibilité de l’espace public qui a toujours été le pilier central du maintien de l’ordre. Elle est en effet la gardienne à la fois de la cohérence de la société, notamment en démocratie (même si cela n’est pas moins vrai dans les régimes autoritaires), et encore davantage dans le cadre de l’économie de marché qui suppose d’avoir un horizon temporel plus ou moins certain pour développer l’activité capitalistique. En France, la jurisprudence administrative est venue à plusieurs reprises rappeler que le mandat principal de la police administrative est précisément le maintien de l’ordre. Logiquement, on peut en déduire que le désordre est à la fois profondément perturbateur, agaçant, et parfois même illégal. L’effort de définition par l’opposé suppose ainsi que l’ordre se définit par l’obédience au double standard de normalité et de légalité. 

Les Compagnies républicaines de sûreté (CRS), symbole de l’expertise policière du maintien de l’ordre — Source : Courrier international. 

Pour autant le critère qualitatif ne peut pas être évacué de cette définition. La qualité de vie, le lien social et les rapports interpersonnels sont autant de variables d’ajustement du maintien de l’ordre. Un quartier replié sur lui-même sans contrôle social informel serait enclin à une fuite de ses habitants. Cette situation est alors favorable au renforcement d’une délinquance exponentielle. Cependant, il n’existe pas une seule bonne façon de concevoir le maintien de l’ordre, ce qui signifie qu’il n’existe pas une seule bonne façon de faire du maintien de l’ordre. Les débats entre sociologues et criminologues à propos de la validité de la théorie des vitres brisées illustrent bien ce point. Dire qu’il existe des signes avant-coureurs que la criminalité d’un quartier va augmenter suppose donc de modifier la manière d’intervenir dans ce même quartier. De là, faire du renseignement ou mettre en place une police communautaire renvoie à deux paradigmes différents. Malgré des conceptions du policing qui peuvent s’opposer — ou en tous cas se différencier — il reste que le maintien de l’ordre est un ensemble de pratiques professionnelles concrètes et préalablement établies. Nous l’avions déjà expliqué, cela ne signifie pas que les policiers n’ont aucune marge de manœuvre, mais il est clair que les agents obéissent à un ensemble de règles juridiques que l’on appelle le droit commun et qui détermine leur mandat. Le code général des collectivités territoriales à son article 2212-2 alinéa 3, donne pour mandat à la police administrative « Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics ». Un ensemble de méthodes sont mobilisées pour remplir cette obligation : l’utilisation de la technologie peut en être une, comme les tasers, ou alors des gaz comme le « Mace ». Ces armes employées peuvent être dangereuses, mais elles ne sont pas létales. 

Les mandats de l’Armée : vaincre un ennemi et protéger la population. 

L’armée, contrairement à la police a pour mandat la destruction d’une cible ennemie. Il peut s’agir des terroristes auxquels nous avons « déclaré la guerre » ou alors — lorsqu’elle opère sur le plan extérieur — d’un protagoniste contre lequel un conflit a été engagé, suivant un protocole lui-même encadré par le droit international public. En bref, le rôle de l’armée est de tuer. Elle ne sait pas faire autre chose parce que son rôle n’est pas de faire autre chose. L’ensemble des techniques de policing que nous avons évoquées précédemment lui sont étrangères. En cas de péril ou de danger grave, l’armée a souvent pour ordre de tirer. Cela ne signifie pas que ce sont les instructions qui lui ont été données dans le cadre du déploiement dont il est question ici. 

La devise de l’école militaire de Saint-Cyr, la plus prestigieuse institution de formation des officiers de l’Armée française est bien « ils s’instruisent pour vaincre ». Les policiers apprennent eux un ensemble de pratiques qui visent à protéger la population de ses propres déboires, lui permettant par la même l’exercice de ses prérogatives démocratiques, garanties par les libertés civiles, dont le caractère constitutionnel en fait un droit fondamental. La devise de la Police Nationale est en effet « ils veillent pour la Patrie ». 

La militarisation de la police était déjà un symbole inquiétant du maintien de l’ordre « à tout prix ». La dotation par la Sûreté du Québec de véhicules blindés, d’armes militaires de haute technologie est un bon exemple de ce passage à un caractère paramilitaire des forces de police. Son efficacité a été largement questionnée par les travaux de Peter Manning qui montrent les limites de ce phénomène de convergence vers les techniques militaires qui ne fait pas diminuer la criminalité. 

En revanche, la « policisation » de l’armée renvoie à une époque sombre de l’histoire du monde. C’est l’apanage des régimes totalitaires qui ont pour point commun le détournement des mandats de l’armée pour encadrer des manifestations et des revendications jugées alors « illégitimes », précisément parce que le projet de ces systèmes est l’annihilation de toutes les idéologies qui ne sont pas celle du régime. C’est l’essence même du caractère total du totalitarisme. L’armée qui est chargée du policing est aussi celle qui est manipulée comme levier de soumission de la population. Bien sûr, la France est très loin de cette logique. Nous verrons qu’en réalité cette décision de déployer Sentinelle est à relativiser. De plus, contrairement à ce que l’opposition parlementaire a pu dire, ce n’est pas là un tournant « autoritaire » du gouvernement. 

En matière de maintien de l’ordre, armée et police s’opposent avec d’un côté une mission thanatologique et de l’autre un mandat de protection et d’encadrement. 

Tirer le vrai du faux sur un sujet politique. 

Un certain nombre de commentaires très durs ont été formulés à propos de cette mesure. Lors du débat intitulé « La crise et après ? » diffusé sur BFMTV le 20 mars 2019, plusieurs chefs de parti politique ont critiqué la mesure. Marine Le Pen a par exemple expliqué : « on déploie l’armée contre un ennemi, pas contre son peuple ». Jean-Luc Mélenchon a déclaré : « Vous êtes pour l’armée pour le maintien de l’ordre maintenant François Bayrou ? ». 

Rappelons que l’Armée Française n’avait pas eu à intervenir dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre depuis les « évènements » d’Algérie en 1954. La peur de l’intervention de l’armée dans les affaires intérieures n’est pas nouvelle en France. Lorsque le général De Gaulle était allé à Baden-Baden lors de la crise de Mai 1968, beaucoup craignaient qu’il soit parti s’assurer de la fidélité de l’armée en cas d’insurrection. 

L’article du Parisien à ce sujet montre bien comment les médias ont cherché à mettre de l’huile sur le feu. Le journal dit explicitement que le but est bien de « faire du maintien de l’ordre », alors qu’en réalité les militaires de Sentinelle ne feront que s’assurer de la protection des bâtiments publics dits « sensibles ». Cette mission est précisément celle qui leur a été confiée depuis le 8 janvier 2015. En revanche, la question qu’aucun journal ne semble soulever est relative aux débordements éventuels qui pourraient avoir lieu près des infrastructures en question. Dans ce cas, la police, par les techniques qu’elle déploie habituellement, sait comment contenir et gérer une situation critique. Que se passera-t-il si l’armée doit intervenir ? De notre point de vue, le problème est moins symbolique que pratique et opérationnel. 

Il faut donc relativiser cette mesure de déploiement sur le plan idéologique. Elle n’est ni totalement nouvelle, ni complètement grave. En revanche, elle envoie un message politique inquiétant de la part d’un gouvernement clairement en difficulté face à la gestion de ses forces policières. 

Un symptôme tout de même inquiétant de la santé démocratique de la France. 

Si la substitution des forces militaires de Sentinelle aux forces policières n’est donc pas un réflexe autoritaire, elle n’est pas pour autant très démocratique. Cette décision est une erreur politique qui traduit une réelle difficulté du gouvernement en place à comprendre le pays qu’il dirige. En plaçant l’Armée en encadrement — même indirect — des manifestations, l’État fait un aveu d’échec. En se repliant sur l’utilisation de ses fonctions régaliennes pour se préserver, il n’a pas su faire ce qui aurait pu être utile au pays : faire redescendre la pression. 

Là encore, les médias ne semblent pas interroger la logique politique qui se cache derrière cette décision. Le gouvernement a bien pris la décision de répondre au feu par le feu. Rappelons que le Parlement n’a pas été consulté sur la mesure, ce qui n’est pas une obligation constitutionnelle, mais contraire à la coutume.

Droit à la sécurité et sécurité des droits : vers une dérive sécuritariste ?  

Un certain nombre d’intellectuels et de chercheurs ont déjà attiré notre attention sur le fait que les sociétés occidentales devenaient de plus en plus « sécuritaristes ». Aurélie Campana évoque la « sécuritisation » de la société dans laquelle nous vivons à travers l’entérinement dans le droit commun des mesures d’exception. Dans sa thèse de doctorat intitulée « Le contrôle de constitutionalité de la législation antiterroriste » Karine Roudier interroge la protection de nos droits fondamentaux et des gardes-fou qui existent encore face à la recherche à tout prix de la sécurité, alors même que le risque zéro n’existe pas. Si les « démocraties en guerre contre le terrorisme violent les libertés » comme l’écrit Samy Cohen, c’est précisément parce que l’ancrage sécuritaire dans lequel nous vivons a mis à mal l’équilibre entre droit à la sécurité et sécurité des droits. 

L’exemple de la lutte contre le terrorisme a été pris car il illustre bien comment, même lors de manifestations qui reflètent un malaise social et économique profond, nos sociétés adoptent d’un réflexe pavlovien des mesures qui peuvent paraitre injustifiées. Deux facteurs non évoqués par la presse nous paraissent nécessaires pour comprendre ce phénomène. D’abord, il est politique, donc électoraliste. Un gouvernement qui prend des mesures aussi « graves » en sort apparemment légitimé. Ensuite, la pression mise par les corps intermédiaires policiers dans cette affaire n’est pas négligeable. Nous avions ouvert la réflexion dans notre premier article par l’aphorisme de Charles Péguy selon lequel « l’ordre seul fait en définitive la liberté, le désordre fait la servitude ». Il est possible désormais de répondre que si l’ordre fait la liberté, celle-ci ne se construit pas seule et c’est seulement sur la base du volontarisme collectif que l’ordre peut créer la liberté. Un maintien de l’ordre forcé, militaire ou non consenti ne fait pas la liberté, il fait bel et bien la servitude.