L’A.D.N. : la preuve réfutable qu’on pensait irréfutable

Parfois, certaines enquêtes policières peuvent sembler directement sorties de films américains. C’est exactement le cas concernant l’affaire des jumeaux Gomis, où la réalité se colle intimement à la fiction. Il n’y a pas si longtemps en France, il eut dépôt de plusieurs chefs d’accusation sur des évènements s’étalant entre le 11 septembre 2012 et le 2 février 2013 (trois chefs de viol, trois chefs de tentative de viol et un chef d’agression sexuelle) contre un Marseillais de 27 ans. Le suspect utilisait toujours le même mode opératoire et le nombre de victimes commençait à se multiplier. Puisque la peur s’installait tranquillement dans les rues de Marseille, les autorités policières ont redoublé d’efforts pour coincer ce prédateur sexuel. C’est après avoir accumulé des preuves vidéos, des témoignages de victimes et des preuves médico-légales, que l’étau s’est refermé sur le principal suspect : Yoan Gomis. Toutefois, c’est à cet instant que l’affaire prit une tournure inattendue et que les choses ont commencé à se compliquer pour les autorités policières. Alors qu’ils avaient prélevé son A.D.N. et ses empreintes, le suspect mentionne aux enquêteurs qu’il a un frère jumeau identique. Autrement dit, un des deux jumeaux était responsable des délits sexuels, mais lequel?

«Nous sommes des jumeaux monozygotes. N’avons nous pas le même A.D.N.?»

-Yoan Gomis

Non seulement Yoan et Elvin Gomis étaient pratiquement indissociables, mais ils tiraient avantage de leurs ressemblances pour tromper les autorités. En effet, ils s’étaient déja fait coincer pour usurpation d’identité dans le passé. Puisque les enquêteurs avaient de la difficulté à mettre de l’ordre dans «qui avait fait quoi», l’image de désordre social que représentait le récidiviste en liberté a poussé les autorités françaises à incarcérer les deux suspects, puisque ni l’un, ni l’autre ne voulaient pas dénoncer son frère. Autrement dit, un des deux frères Gomis était innocent et a été détenu pendant dix mois avant que Yoan plaide coupable à l’ensemble des infractions reprochées.

Malgré le fait qu’Elvin Gomis ait bénéficié d’une motion de non-lieu, les seules preuves que le ministère public pouvait déposer à la cour n’étaient pas des preuves médico-légales, mais plutôt des témoignages, l’analyse des alibis des suspects et des éléments contenus dans le téléphone cellulaire de l’accusé. À la lumière de cette interminable et minutieuse investigation policière, la cour d’assises a finalement déclaré Yoan Gomis coupable de l’ensemble des chefs d’accusation en plus de devoir purger une peine de 12 ans de prison.

Certes, cet événement semble digne d’une série C.S.I, mais les enquêtes policières et le processus judiciaire eux, sont bien réels. C’est pourquoi il faut faire attention à ne pas tirer de conclusions hâtives sur la culpabilité d’un suspect. Le citoyen ordinaire va avoir tendance à croire que les preuves médico-légales sont des preuves «bétons», voire des preuves irréfutables et qu’elles peuvent prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité de quelqu’un. Toutefois, ce n’est pas entièrement le cas. Nous l’avons vu et plusieurs cas célèbres peuvent en témoigner, ce genre de preuve ne doit pas être utilisé pour résoudre un crime, mais plutôt pour former la preuve. Pour faire un parallèle avec les jumeaux Gomis, les preuves médico-légales ne pouvaient même pas identifier clairement et précisément lequel des jumeaux était responsable des délits, puisqu’ils partagent le même A.D.N. D’ailleurs pour rassurer la population, la juge d’instance a même été contrainte d’autoriser la détention des deux hommes en raison d’une insuffisance de preuve pouvant les dissocier dans cette affaire. Encore aujourd’hui, cette décision est très controversée, car la juge savait pertinemment qu’il y avait un des deux frères d’innocent.

Les preuves qui réussissent à passer au travers de ces nombreux filtres légaux (code de déontologie, lois sur les droits fondamentaux, Loi sur la preuve au Canada, etc.) doivent être suffisantes pour arriver à déterminer la culpabilité hors de tout doute raisonnable d’un accusé. Dans les années 80, les preuves médico-légales ont commencé à faire leur entrée en scène dans le monde judiciaire et elles nous ont été présentées comme quelque chose de merveilleux qui allait chambouler les tribunaux. En dépit de comment elles nous ont été présentées, il faut garder à l’esprit que ce genre de preuve ne constitue pas une preuve incontestable. Plusieurs études ont démontré que non seulement il se pouvait que les résultats d’analyse d’empreinte génétique pouvaient déboucher sur de faux résultats, mais qu’il se pouvait également que deux (ou plusieurs) personnes aient le même profil génétique. Évidemment, il serait plus probable de gagner le gros lot au tirage du billet Célébration 2019 (1/3 000 000) que de présenter le même profil A.D.N. que son voisin (1/5 000 000). Cependant, sachant que la population du Canada compte plus de 37 000 000 personnes, il se pourrait qu’il y ait +/- sept personnes qui partagent le même profil génétique que vous. Par conséquent, comment établir hors de tout doute raisonnable la culpabilité de quelqu’un avec ce genre de preuve, sachant que le propriétaire de cet échantillon d’ A.D.N. se trouve parmi sept potentiels suspects (1/7 chance d’avoir la bonne personne) ?

Si l’on ramène cette trame factuelle dans notre système de justice pénale canadien, il serait pratiquement impossible de conclure que les deux jumeaux auraient été détenus pendant dix mois, sachant qu’un des deux était innocent. Le système de justice pénale canadien est issu du modèle britannique et où chaque personne est considérée innocente jusqu’à preuve du contraire. C’est pourquoi il serait donc inconcevable d’imposer ce genre de détention à des individus dont la culpabilité n’avait pas encore été prouvée à cet instant dans l’enquête.

Même si la gendarmerie (agents en uniforme) et les enquêteurs sont rarement amenés à collaborer ensemble (en équipe, de façon quotidienne), ces deux divisions sont strictement encadrées par des procédures administratives, déontologiques et législatives. Principalement par rapport à la section des enquêtes, il faut redoubler de vigilance lorsque l’on tombe sur des dossiers «cold case», car parfois la seule piste repose sur un échantillon d’A.D.N. et du coup, l’enquêteur pourrait souffrir d’une vision tunnel. Ceci dit, il est nécessaire, voire impératif de comprendre la nuance entre être capable de prouver la culpabilité de quelqu’un, versus le fait de savoir qu’il est coupable. Autrement dit, ce dernier ferait une mauvaise interprétation des preuves et/ou d’indices d’une manière à associer tous les éléments à son principal suspect, sans se pencher sur les éléments qui pourraient être invoqués devant les tribunaux afin de le disculper.

Charte canadienne des droits et libertés:

[11] Tout inculpé a le droit :

a) d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche;

b) d’être jugé dans un délai raisonnable;

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable;

(…)

Finalement, nous pouvons faire référence à la distinction que Herbert Packer avait fait entre les concepts de «crime control» et «due process». En 2019, il est difficile de dire qu’on applique encore la philosophie d’«efficacité anti-crime». En effet, la fin ne justifie jamais les moyens et c’est exactement pour cela que notre gouvernement a mis en place des mesures législatives pour protéger les droits et libertés fondamentaux des canadiens. D’ailleurs, c’est ce qui explique pourquoi nous pouvons associer nos procédures judiciaires et policières à l’idéologie du «respect de la procédure». Dans les circonstances où un agent de police déciderait de perquisitionner des éléments incriminants chez un suspect sans en avoir eu l’autorisation (mandat), il se pourrait fortement que les éléments de preuve soient rejetés par le juge lors de l’audience. Autrement dit, il faut «jouer selon les règles», au risque d’être éjecté de la partie.