Frictions en Colombie-Britannique autour des budgets policiers : augmenter les effectifs, une fausse bonne idée ?
Comprendre les récentes frictions en Colombie-Britannique autour des budgets et effectifs policiers.
La nouvelle a été mal accueillie : la municipalité d’Esquimalt a confirmé le 28 février dernier qu’elle refusait de voter davantage de crédits budgétaires à allouer au recrutement de 6 policiers supplémentaires pour les forces de la Police de Victoria (VicPD). Cela signifiait que le budget 2018 de la police n’était toujours pas voté, un an après sa présentation en Conseil municipal. Comme l’explique cet article, Victoria et Esquimalt ont fait le choix depuis 2002 de mutualiser leurs polices sur le plan organisationnel afin de faciliter le travail des agents de police et de le rendre plus efficient. La contrainte subséquente à cette politique est que les deux villes doivent s’accorder chaque année sur le budget dédié à leur police. Le problème qui est apparu à plusieurs reprises comme cela est évoqué ici, est que ces municipalités n’abordent pas les budgets avec la même philosophie et les mêmes priorités, ce qui a été à plusieurs reprises source de tensions entre les deux zones urbaines. En effet, lorsque l’an dernier Esquimalt refusait de payer pour recruter 6 policiers de plus, Victoria ne consent pas cette année à allouer plus de 1.5million de dollars sur les 3.2millions demandés par la police de Victoria (VicPD). Un accord est encore en cours de négociation pour le recrutement de 3 policiers de plus au lieu de 6. A ce jour, l’issue parait encore incertaine concernant l’entérinement de cet accord.
En réalité, ces divergences de point de vue ne sont pas purement matérielles, elles ne se bornent pas à une simple dispute de moyens. Elles reflètent un certain nombre de problématiques qu’il convient ici de nommer et de comprendre. D’abord, le refus de Victoria peut être interprété de plusieurs manières. Il peut renvoyer à une volonté de mieux allouer les deniers publics. Dans ce cas, plus de policiers, ne signifierait pas pourtant plus d’efficacité. On questionne donc ici directement le rapport entre présence policière et lutte efficace et systématique contre la criminalité. Ensuite, il faut replacer cet évènement dans le cadre plus général qui est l’organisation et la gouvernance d’une police unique dans deux municipalités confrontées à des besoins différents et clairement asymétriques en termes de policing.
Ducker, l’ancien chef de la police de Victoria (VicPD) déclarait récemment :
« It is very difficult to try and work both sides of the equation when you’re hamstrung at the beginning with limited resources around your policing. »
Enfin, ces frictions, si elles peuvent paraitre frivoles, illustrent la rationalisation croissante des enjeux policiers dans le contexte d’application des principes du New public management et de la gouvernance par l’efficience. Les articles publiés à ce sujet omettent l’étude rigoureuse de ces questions et passent à côté de la problématique sous-jacente de la représentativité, pourtant inhérente aux choix d’augmentation des effectifs policiers. Ils oublient également que les choix de politiques publiques en matière de policing sont politisés et constituent des enjeux partisans importants. Analysons tout cela.

Le rapport problématique entre budgets, effectifs et criminalité.
Comme l’explique l’article suivant, les deux villes n’ont pas les mêmes difficultés urbaines et connaissent des différences du point de vue des taux de criminalité. Esquimalt est une zone bien plus calme et moins nécessiteuse que Victoria relativement à la présence policière. Or, Victoria, qui a donc des besoins plus élevés, s’oppose à une augmentation de ses budgets et effectifs là où Esquimalt demande (pour 2019) le contraire. On a ici deux visions opposées sur la façon dont on peut répondre à ces besoins en termes de lutte contre la criminalité.
On a parfois communément admis qu’augmenter la présence policière contribuait à diminuer les incitations à commettre des crimes et donc permettait de diminuer la criminalité. C’est une théorie relativement traditionnelle qui associe un lien de causalité entre la représentation symbolique du respect de la loi et de l’ordre à travers l’uniforme policier et la désincitation à passer à l’acte. Or, comme l’a très bien montré l’expérience menée à Kansas city entre 1972 et 1973, ce lien causal est relativement fragile. En effet, diminuer la visibilité des policiers dans certains quartiers n’avait pas (ou presque pas) apporté de variations dans le nombre de délits commis, ou même dans la satisfactions des citoyens.
Ainsi, la conception britannique de la police, telle qu’exprimée dans le Metropolitan Police Act de 1829 concevait le maintien de l’ordre d’abord comme un système cohérent de représentation symbolique. Pourtant, cela signifie limiter l’ordre public à l’absence de criminalité. Cela est problématique pour deux raisons : d’abord augmentation de la criminalité et augmentation de la présence policière ne sont pas exactement proportionnellement inverses. En effet, la diminution de la criminalité a certes été permise pour partie par la hausse des effectifs policiers, mais également par les évolutions démographiques suivies dans les sociétés occidentales. Il ne s’agit pas de dire que la présence policière est inutile pour combattre le crime, en effet les politiques menées à New York sous Giuliani et l’utilisation du Comptstat par la police new-yorkaise ont montré que la criminalité diminuait quand les effectifs et la présence policière augmentaient. Néanmoins, l’ordre comprend aussi la qualité de vie des citoyens qui passe par les rapports sociaux qu’entretiennent les membres d’une communauté entre eux, ce qu’on appelle communément le « tissu social ». Plus de présence policière n’a pas vraiment d’impact en la matière. En d’autres termes, contrôle social informel et formel doivent se compléter, pas s’exclure.
La maire d’Esquimalt, Barbara Desjardins déclarait par exemple :
« Our statistics are saying crime is going down and therefore, VicPD is doing an awesome job, » Desjardins said. « Therefore, we don’t need more officers. »

Esquimalt estime ainsi ne pas avoir les mêmes besoins que Victoria et avoir pris les mesures suffisantes pour atteindre ses objectifs, ne bornant pas la qualité de vie à la baisse de la criminalité et au renforcement de la présence policière.
La gouvernance par l’efficience : reflet symptomatique d’une politique de rationalisation.
Le débat entre les deux villes renvoie aussi à des conceptions opposées en matière de dépense publique, les frictions illustrent la question suivante : doit-on dépenser plus pour être plus efficace ?
Depuis les années 1980, l’hétérodoxie quasi dominante en matière de dépense publique est structurée autour de la doctrine économique néo-classique et néo-libérale sur le plan politique.
Le mémoire suivant montre très bien comment la police (publique) n’est pas restée insensible aux réformes menées depuis les années 1980. C’est une question qui s’était déjà posée en ces termes lorsque la GRC avait fermé des détachements régionaux.
La gouvernance de la police a connu des modifications fortes depuis cette période, certains ont parlé de marchandisation et de privatisation quand d‘autres évoquent la rationalisation des dépenses publiques. Pour ce qui concerne la police publique, la tendance a été à une meilleure allocation des ressources dans la recherche de l’efficience, soit faire mieux (ou aussi bien) avec des moyens qui ont diminué (ou équivalents). Le Nouveau management public, qui cherchait justement à dépolitiser les questions budgétaires en ouvrant les services publics comme la police au secteur privé, a induit une logique de rationalisation que la querelle en Colombie-Britannique illustre bien. Les villes considèrent en effet qu’augmenter les dépenses est tantôt une priorité, tantôt injustifié. La preuve en est que le chef de la VicPD, Del Manak, expliquait qu’en cas de refus d’augmenter les moyens, il serait obligé de procéder à des coupes budgétaires.

C’est ici le symptôme commun à plusieurs services publics (on peut penser au milieu hospitalier) qui ont dû s’adapter aux exigences du New public management. C’est une question qui n’a pas été traitée par les médias dans le cadre de l’évènement qui nous occupe.
La question lancinante de la représentativité : plus dépenser ou mieux dépenser ?
La dispute entre les deux municipalités parait un peu superficielle en fin de compte. Elle montre que dans la manière dont les politiques publiques sont conçues, c’est l’entrée budgétaire qui est privilégiée. Or, la question de la représentativité de la police n’est que rarement posée quand il est question d’augmenter les effectifs policiers. Le débat entre Victoria et Esquimalt se limite à une question principale : la dépense est-elle justifiée au regard des besoins en matière de criminalité ? Ici, la réponse est soit d’augmenter pour combattre le crime, soit de ne pas augmenter car le besoin est inférieur aux coûts à supporter. Cela semble d’autant plus vrai que les deux villes n’ont pas les mêmes moyens, Victoria supportant 80% des dépenses du VicPD et levant plus d’impôt. Gaelle Nicolussi dénonce par exemple le fait que se disputer autour de l’augmentation des effectifs policiers revient à oublier qu’il faudrait repenser l’intervention policière en général.
Une autre question pourrait être de savoir comment mieux allouer les deniers publics. Les travaux de Donald Kingsley ont montré comment améliorer la représentativité dans la fonction publique permet de mieux dépenser l’argent public. La représentativité dans la fonction publique (ou dans les services publics) est traversée par une double dynamique. Elle peut être passive, dans ce cas elle assure une proportionnalité dans la représentation de la police (pour les Autochtones, les femmes et autres minorités visibles). Elle peut aussi être active, dans ce cas, la représentativité influence les politiques publiques. Par exemple, on constate que lorsqu’il y a plus de femmes policières, il y a plus de dépôts de plainte pour agressions sexuelles. Cela suppose une proximité entre les corps policiers et la population avec laquelle ils interagissent, ce qui n’est pas toujours vrai dans la réalité.
Mutualiser les effets policiers : avantages et inconvénients.
En conclusion, mutualiser ses effectifs policiers a pour avantage de diminuer les coûts liés à la coordination des tâches qui incombent aux services. Encore faut-il s’accorder sur l’art et la manière de mener les politiques publiques en la matière. C’est un problème courant dans la gestion des polices municipales en France notamment. Mais le débat, s’il montre la résistance de conceptions un peu désuètes de la gouvernance de la police, passe à côté de la dimension qualitative des politiques publiques qui est pourtant fondamentale pour assurer l’application juste de la loi et le maintien de l’ordre.