Maniwaki : Manque d’effectif certes, mais cela n’explique pas tout!
En 1983, dans le troisième volume de The Encyclopedia of Crime and Justice, David Bayley, un spécialiste du policing, définissait la police ainsi : « Dans le monde moderne, police désigne, en général, des personnes employées par un gouvernement qui sont autorisées à utiliser la force physique, afin de maintenir l’ordre et la sécurité publique. » Cette définition sera également appuyée par le sociologue Egon Bittner et par le sociocriminologue Carl Klockars. Il est ainsi possible de faire ressortir deux idées maitresses des définitions proposées, à savoir l’usage de la force par les policiers et sa légitimation par l’État. L’usage de la force par la police est donc un élément visible de la pratique que l’on peut observer dans les interventions. Cependant, cette utilisation de la force est de plus en plus controversée et des réformes semblent nécessaires tant au niveau de la formation des policiers que de l’intervention sur le terrain. Cependant, cette définition de la police n’est pas un concept théorique en soi, puisque la production de sécurité ne se limite pas aux activités policières publiques, car elles s’inscrivent dans le policing qui, lui, est assuré par un ensemble d’agences privées ou publiques qui ne travaillent pas nécessairement en collaboration. Cela est notamment le cas des constables spéciaux à la sécurité des palais de justice et des entreprises de sécurité privées comme GardaWorld et Sécurité Outaouais.
Qu’est-ce qu’un constable spécial à la sécurité des palais de justice ?
Le constable spécial est un agent de la paix assermenté dont le mandat est de protéger la vie, de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique et de prévenir les crimes et les infractions aux lois. Ainsi, dans le cadre de ses fonctions, le constable spécial doit assurer la protection de l’intégrité physique des individus et des biens en pratiquant des activités de formations, de contrôle, de surveillance, d’escorte, de garde et d’enquête. Pour ces raisons, dans le cadre de ses fonctions, le constable spécial doit appliquer le Code criminel tout en respectant la Charte des droits et libertés lorsqu’il procède à des arrestations, à des expulsions ou à des évacuations. Le constable spécial peut donc intervenir physiquement lors des arrestations ou des altercations pour maîtriser les personnes en crise. Dans l’exercice de ses fonctions, le constable est armé d’un pistolet ainsi que d’une bonbonne d’aérosol caprique, mieux connue sous le nom de vaporisateur de poivre de Cayenne. Tout comme un agent de police, le constable spécial doit répondre à une certaine formation, soit satisfaire aux conditions minimales prévues à l’article 115 de la Loi sur la police (notions de bonnes mœurs et absence de casier judiciaire) en plus de suivre une formation de douze semaines à l’École nationale de police du Québec à Nicolet. Le constable spécial travaille pour le ministère de la Sécurité publique et il est assujetti à la Loi sur la police et au Code de déontologie des policiers du Québec.
Qu’est-ce qu’une agence de sécurité privée à contrat ?
Il s’agit d’agences de sécurité qui ne relèvent pas du ministère de la Sécurité publique, mais bien d’entreprises privées qui offrent une gamme de services comme l’enquête, le gardiennage et l’expertise pour ne nommer que ceux-ci. Cependant, il est assez fréquent que les gouvernements offrent des contrats à ce type d’agences. Les entreprises de sécurité privée sont nombreuses, mais il ne sera traité, dans cet article, que de l’entreprise internationale GardaWorld et de l’entreprise Sécurité Outaouais. Il est à noter que les agents œuvrant dans une entreprise de sécurité privée n’ont pas le titre d’agents de la paix assermentés et qu’ils ne disposent pas de la même formation que les policiers et les constables spéciaux. En effet, en théorie, l’agent privé n’a pas plus de pouvoir qu’un simple citoyen, contrairement aux policiers qui peuvent arrêter, fouiller, user de la force, etc. Cependant, l’agent privé obtient un pouvoir dépassant celui des policiers lorsqu’il dispose du pouvoir du propriétaire. Autrement dit, dès qu’un agent de sécurité privé est engagé par un propriétaire, celui-ci donne tous les droits à l’agent dans les limites de sa propriété.
Ainsi, les agents privés sont assujettis à la Loi de la sécurité privée, qui elle, est appliquée par le Bureau de la Sécurité privée (BSP) qui s’occupe de délivrer les permis de pratique, de traiter les plaintes, d’inspecter les entreprises, de déterminer les modalités d’assurance des agences et de sanctionner les agents fautifs avec des amendes, une révocation ou une suspension de permis. Il est à noter que dans les faits énoncés prochainement, l’agence GardaWorld et Sécurité Outaouais avait un contrat de gardiennage octroyé, respectivement par un organisme public de Maniwaki et par le ministère de la Sécurité publique. Dans les faits, pour obtenir un permis de gardiennage, le demandeur doit avoir réussi un programme de gardiennage en sécurité privée d’une durée d’au moins soixante-dix heures. Il est a noter qu’avec ce type de permis, l’agent est autorisé à s’interposer physiquement pour prêter main-forte à un agent de la paix assermenté, mais qu’en aucun cas, il ne peut user de la force envers les citoyens.
Une question d’économie…
Pourquoi le ministère de la Sécurité publique engage des entreprises de sécurité privée s’il dispose déjà de constables spéciaux? Les gouvernements municipaux et provinciaux ont vu au courant des dernières années le coût de leurs services policiers augmenter. Ainsi, selon Christian Paradis, ancien ministre conservateur, le recours à des entreprises de sécurité privées permet de faire des économies d’environ 40 %. Monsieur Paradis souligne que de confier des tâches de soutien aux opérations policières à des entreprises de sécurité privée n’est pas une façon de confier les services policiers au secteur privé, mais bien une façon d’alléger la charge de travail des policiers. De plus, Christian Paradis est d’avis que l’industrie de la sécurité privée au Canada est mûre pour faire ce type de travail d’autant plus que les entreprises sont assujetties à des règles professionnelles avec le Bureau de la Sécurité privée. Ainsi, le ministère de la Sécurité publique préfère engager des entreprises de sécurité privée pour assurer la sécurité des palais de justice, car le privé coûte moins cher que le public. Par exemple, selon une étude de l’Institut économique de Montréal, la rémunération d’un agent de la paix s’élevait à environ 120 000 $ par année alors que la rémunération d’un agent de sécurité privé s’élevait à 40 000 $ par année en 2015.
Un évènement qui a soulevé les débats …
Le 31 janvier 2018, Steven Bertrand comparait au palais de justice de Maniwaki, en Outaouais, et reçoit une peine de six mois d’emprisonnement pour un crime de méfaits. Le jeune homme de 18 ans était sous la garde d’un constable spécial et d’agents de sécurité privée en attendant qu’il soit pris en charge par le service correctionnel provincial. Monsieur Bertrand demanda alors s’il pouvait aller fumer, mais le constable a refusé et il y a alors eu une escalade de violence. Le constable spécial aurait usé de son bâton télescopique pour contrôler le jeune, mais celui-ci aurait réussi à lui enlever le bâton pour ensuite frapper le constable à la tête. Le constable spécial empoigne alors monsieur Bertrand pour l’amener dans une pièce, mais le jeune devenait de plus en plus incontrôlable et malgré cela, les agents des entreprises privées ne sont pas intervenus pour aider le constable. En fait, pendant que le constable tentait de maîtriser Steven Bertrand, six agents privés observaient la scène sans intervenir alors que leur mandat leur permet de venir en aide au constable. Face au manque d’aide pour maîtriser le jeune, le constable spécial a dégainé son arme à feu et a tiré. Le jeune homme de 18 ans a été atteint à la tête, mais par chance, il a survécu à ses blessures. La vidéo d’un témoin de l’évènement est ensuite devenue virale et a enclenché les débats quant au manque d’effectif de constable dans les palais de justice. Actuellement, le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) enquête sur l’évènement afin de tenter de comprendre ce qui a poussé le constable à dégainer et à faire feu puisqu’il y a eu une blessure grave causée par une arme à feu. Le principal débat soulevé par cet évènement a été le manque d’effectifs de constables spéciaux en région, mais cet article ne traitera pas de cet aspect du débat, car il a déjà été traité dans un article d’une collègue.
L’importance de revoir les interventions par armes à feu au Québec
La négligence des armes intermédiaires
Selon l’article 11 du Code de déontologie des policiers du Québec, l’arme à feu doit être utilisée uniquement en dernier recours par les policiers et avec prudence et discernement. Stéphane Berthomet précise que les policiers ont appris à intervenir avec une arme à la main et que c’est donc la philosophie de l’intervention qu’il faut revoir et non pas l’usage de l’arme à feu en soi. Selon cet ex-policier, dans une situation de stress, le premier outil des policiers est l’arme à feu et il est alors très difficile de rengainer une arme pour user d’une arme dite intermédiaire dans le cadre d’une intervention d’urgence. Le professeur de criminologie Massimiliano Mulone va dans le même sens en mentionnant que même si une personne est armée, il y a toujours un autre moyen d’intervention que l’arme à feu. Le professeur se questionne à savoir jusqu’à quel point les policiers sont formés à faire preuve de patience et de gérer le stress d’intervenir avec un individu menaçant.
Il semblerait donc que le constable spécial, dans le cadre de l’intervention d’urgence au palais de justice de Maniwaki, est rapidement passé d’une arme intermédiaire à l’arme à feu, en négligeant d’user d’autres méthodes suite à la perte de son bâton télescopique, puisque le constable spécial dispose d’un vaporisateur de poivre de Cayenne. L’utilisation d’un tel vaporisateur aurait permis de maîtriser le jeune homme en évitant d’user d’une arme à feu qui aurait pu s’avérer mortelle. D’ailleurs, le président du syndicat des constables spéciaux du gouvernement du Québec, Franck Perales, mentionne que l’usage de l’arme à feu dans ce cas aurait pu être évité si les agents de sécurité privée étaient formés selon les règles d’intervention. Effectivement, Franck Perales déplore que le gouvernement préfère engager des agents moins formés, car ceux-ci coûtent moins cher que d’engager plus d’un constable spécial. D’ailleurs, monsieur Perales avoue avoir déjà mentionné au ministre Martin Coiteux qu’il ne faudrait pas attendre un évènement malheureux pour investir plus dans les agents formés.
Manque d’effectif certes, mais cela n’explique pas tout!
Bien que le manque d’effectif en ce qui a trait aux constables spéciaux dans les palais de justice semble porter le blâme pour le drame de Maniwaki, il convient de préciser que des erreurs de procédures ont également pu causer, ou du moins, entraîner l’usage de l’arme à feu par le constable spécial. Dans un premier temps, il est clair que les agents de la compagnie de sécurité privée GardaWorld et celle de Sécurité Outaouais ont failli à leur mandat en n’intervenant pas auprès du constable alors que leur permis de gardiennage leur en donnait le droit selon le Bureau de la sécurité privée. Franck Perales mentionne donc que le manque de formation des agents privés ne peut pas être tenu pour unique responsable, puisque leur formation, aussi sommaire soit-elle, les autorisait à porter assistance au constable ce qui aurait permis de contrôler le jeune homme de 18 ans sans user d’une arme à feu. Ainsi, en plus du manque d’effectif et de l’inefficacité des agents de sécurité privée, il convient de s’interroger sur les circonstances de l’évènement.
Steven Bertrand venait de recevoir une sentence de détention lors de sa comparution et le constable spécial du palais de justice de Maniwaki devait remettre le jeune homme aux autorités carcérales. Or, il semblerait que le constable n’est pas menotté monsieur Bertrand, et ce, malgré le fait que le jeune homme avait un caractère enflammé, surtout envers les formes d’autorités. D’ailleurs, le père du jeune Steven mentionne que son fils était en révolte contre l’autorité policière depuis qu’un de ses amis a été abattu par la police en 2015 à Maniwaki. De cette façon, il y a eu, selon les éléments disponibles, un manque de la part du constable en ne menottant pas un individu qui était pourtant reconnu pour son comportement difficile et récalcitrant à toute forme d’autorité. D’ailleurs, Guy Ryan, un ancien inspecteur au Service de police de la ville de Montréal (SPVM), est étonné que l’individu n’ait pas été menotté par le constable. Selon cet ancien inspecteur, un individu menotté aurait été beaucoup plus facile à maitriser et la situation n’aurait pas escaladé aussi rapidement.
Guy Ryan mentionne également que le constable a usé de son arme à feu et qu’il n’a pas volontairement visé la tête de l’individu, mais qu’il n’a pas pris soin d’évaluer où l’individu serait touché, puisqu’il a réagi sous le coup du sentiment de danger et a donc tiré pour se défendre sans appliquer adéquatement les procédures habituelles de tir policier. Stéphane Berthomet déplore notamment que la notion de danger occupe trop de place dans la formation policière et que les agents apprennent très tôt à faire feu lorsque l’individu est à « x » distance alors qu’il n’y a pas nécessairement des circonstances de réel danger. Monsieur Berthomet précise également que lorsque les agents prennent la décision de dégainer leur arme à feu, c’est parce qu’il n’y a pas d’autre solution possible et que le policer est censé viser le tronc de l’individu et non la tête. Les circonstances entourant l’intervention du constable spécial du palais de justice de Maniwaki sont encore nébuleuses et monsieur Berthomet précise qu’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions de l’intervention et qu’il vaut mieux attendre les résultats de l’enquête du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI).
Bien que l’évènement de Maniwaki soulève les débats quant à la nature de l’intervention, au droit des agents de la paix d’user la force contre les citoyens et du manque d’effectif dans les palais de justice, il y a encore trop peu d’information pour comprendre les circonstances ayant amené le constable à faire feu. Il est cependant important de faire des nuances et de ne pas penser que le drame de Maniwaki est entièrement attribuable au manque d’effectif. Il vaut mieux se retenir et attendre le rapport d’enquête du Bureau des enquêtes indépendantes.