La coopération du Canada dans la torture de Canadiens en Syrie
Dans les jours, voire les heures qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001, la sécurité du Canada s’est resserrée et a mis en place des moyens de contrôle de grande envergure pour prévenir de nouveaux gestes criminels similaires à ceux dont les États-Unis ont été victimes. C’est dans ce contexte que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS) ont été impliqués dans le calvaire de trois citoyens canadiens d’origine arabe. Soupçonnés de liens avec Al-Qaïda, Abdullah Almalki, Ahmad El Maati et Muayyed Nureddin ont été arrêtés, détenus et interrogés sous la torture par le renseignement militaire syrien jusqu’en 2004.
Ce qui rend le dérapage encore plus grave est que la GRC et le SCRS aient procédé à la détention de ces hommes à partir de renseignements fournis par le SCRS basés non pas sur des faits, mais sur des soupçons et qu’en plus, ils étaient au courant que des Canadiens étaient torturés, mais ont tout de même alimenté l’enquête par des questionnaires qu’ils avaient formulés et remis aux agents syriens pour mener les interrogatoires.
Dans sa définition de la police, Egon Bittner reprend l’idée de Max Weber voulant que dans une société moderne, l’État détienne le monopole de la force. À cela, Bittner ajoute l’importance de l’emploi d’une force coercitive, voire d’une autorité de contraindre dans des situations d’urgence. De cette perspective, la question suivante peut être soulevée : malgré le climat de peur qu’avaient laissé derrière eux les attentats de septembre 2001, les forces policières canadiennes ont-elles exagéré dans leur mission de protéger la sécurité de ses citoyens et de ses alliés américains ? À une question semblable, les deux commissions d’enquête fédérales dirigées par Dennis O’Connor et Frank Lacobucci suite à l’événement, ont clairement répondu que la GRC et le SCRS ont fait un usage inacceptable de leur pouvoir. Effectivement, par le fait qu’ils étaient bien avertis des injustices et des sévices vécus par les trois citoyens canadiens qu’ils avaient eux-mêmes confiés aux mains du renseignement militaire syrien, les corps policiers et le gouvernement du Canada se sont rendus directement responsables de la torture d’Almalki, El Maati et Nureddin.
C’est à la lumière de quelque 18 000 pages de documents secrets, obtenus suite au long combat juridique remporté par les avocats d’Almalki, El Maati et Nureddin, qu’il a été possible de mettre le doigt sur la coopération déguisée de la GRC et du SCRS avec les autorités syriennes à Damas et en Égypte. Après s’être battus pendant 10 ans pour faire reconnaître leur droit à la liberté et pour obtenir réparation de la part du gouvernement canadien et de ses corps policiers, les trois hommes attendent aujourd’hui les procès au civil qui auront lieu dans les premiers mois de l’année 2017. Par les procédures judiciaires qui débuteront sous peu, les victimes espèrent obtenir un dédommagement. Pour tout dire, en date de septembre 2016, le Canada n’avait encore offert aucune excuse officielle ni aucune compensation aux trois hommes.
Cette erreur manifeste de la pratique policière et du service de renseignement canadien permet entre autres de faire le point sur 2 des 9 principes fondamentaux de la police élaborés au 19e siècle et qui sont toujours d’actualité.
D’abord, il y a lieu d’évoquer le principe selon lequel il est possible de recourir à la force qu’en dernier recours. Sur ce point, il est clair que les autorités ont simplement donné l’abus de pouvoir en sous traitance à des pays étrangers moins scrupuleux. La Syrie détient, comme le mentionne CBC, un « dismal human rights record ». De plus, malgré le fait que les responsables savaient que des citoyens canadiens étaient torturés sous des interrogatoires, ils n’ont rien fait pour mettre un terme aux supplices. Qui plus est, la barbarie utilisée envers Almalki, El Maati et Nureddin n’a fait que générer de faux aveux – n’ayant plus rien à perdre et pour faire cesser les horreurs, ces derniers ont déclaré faire partie du réseau de ben Laden.
Ensuite, il y a le principe selon lequel la police doit gagner et conserver le respect du public. En vérité, par leurs actions, la GRC, le SCRS et le gouvernement du même coup, ce sont plutôt mis à dos un bon nombre de citoyens canadiens. Plus précisément, ce sont les familles des trois hommes qui ont été choquées par les démarches entreprises par la police canadienne et le SCRS qui avaient à priori donné comme motif à leurs actions la nécessité de protéger les gens du pays. Toutefois, il en a été tout autrement. Dans un reportage réalisé par CBC, Nureddin a indiqué qu’il était dépassé par les actions de ceux qui devaient en principe lui assurer sa sécurité. Pour en dire le moins, Almalki, El Maati et Nureddin ont déclaré avoir été trahis par leur gouvernement.
Tout bien considéré, le litige entre trois citoyens canadiens et leur gouvernement met en perspective l’un des mythes associés à la pratique policière. Dans cet ordre d’idées, il est commun de croire que la réalité juridique, le code de déontologie ou encore les règles de disciplines déterminent la réalité opérationnelle de l’activité policière. L’affaire, voire le « scandale » dont il est question dans ce topo figure en nette opposition avec l’énoncé mythique. La coopération du Canada dans la torture de Canadiens en Syrie montre bien la tournure illicite/détachée des règles que peuvent prendre certaines décisions policières.