Un journaliste doit remettre son matériel d’enquête à la GRC

Jean-Paul Brodeur notait que les médias, en tant qu’obstacles incontournables au travail symbolique de la police sur la peur du crime, sont caractérisés par sept aspects. Parmi ceux-ci : la sacralité de la liberté de la presse et la légitimation par le fameux «droit de savoir» du citoyen. Dans cette affaire, la décision de la Cour supérieure de l’Ontario dans cette affaire est délicate. En l’occurrence, le juge Ian MacDonnell a ordonné au journaliste Ben Makuch, de Vice Media, de remettre son matériel d’enquête à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), à savoir des captures d’écran de ses conversations avec Farah Shirdon via l’application de messagerie instantanée Kik Messenger. La raison ? Farah Shirdon, de nationalité canadienne et né à Toronto, fait l’objet d’accusations de terrorisme et le juge MacDonnell a estimé que la remise de ce matériel était importante pour l’efficacité de l’enquête. Shirdon est accusé : «d’avoir quitté le Canada pour participer aux activités d’un groupe terroriste, d’avoir participé aux activités d’un groupe terroriste et d’avoir menacé le Canada et les Etats-Unis», en ayant notamment déclaré en octobre 2014 que «Les Canadiens à la maison seront les prochaines cibles de notre vengeance. Si vous faites partie de cette croisade contre l’islam et les musulmans, vous verrez vos rues se remplir de sang».

On sait que dans une société démocratique, les relations entre la police et les citoyens sont parfois problématiques. Plus exactement, ce qui nous intéresse ici, c’est la délicate articulation entre l’activité policière, avec ses impératifs mais aussi ses «bavures», et certaines libertés fondamentales associées aux régimes politiques démocratiques, parmi lesquelles la liberté de la presse. Les journalistes, en plus de médiatiser certains échecs essuyés par la police (comment ne pas penser ici à l’attaque terroriste qu’avait menée Martin Couture-Rouleau après avoir rencontré des agents de la GRC), sont parfois accusés par celle-ci d’interférer avec le bon déroulement de ses activités. Ceci n’est pas sans rappeler la polémique autour de la chaîne française d’informations en continu BFM TV lors des attentats à Paris en janvier 2015 : un journaliste de la chaîne avait révélé en direct qu’un des otages de l’Hyper Cacher était caché dans une chambre froide, révélation qui aurait pu avoir des conséquences tragiques pour l’otage en question et dont les forces de l’ordre ont estimé qu’elle a nui à leur bonne gestion de la situation.

Dans le cas du journaliste Ben Makuch, comme nous l’avons dit, il lui a été demandé de remettre les captures d’écran de ses conversations avec Farah Shirdon à la GRC pour les besoins de son enquête. Ben Makuch s’oppose toutefois à cette décision de la Cour supérieure de l’Ontario, estimant qu’il en va de la liberté de la presse au Canada. Son inquiétude est que les journalistes n’aient plus la possibilité de s’informer auprès de toutes leurs sources potentielles à cause de «représailles» judiciaires qui pourraient les viser, mais également viser leurs informateurs eux-mêmes : un individu détenant des informations pouvant intéresser un journaliste ne prendra peut-être plus le risque de les lui révéler si cela peut lui attirer des ennuis avec la police. Ce que l’avocat de Ben Makuch, Iain MacKinnon, explique en ces termes : «Leur crédibilité et leur indépendance seront entachées si les gens croient que tout ce qu’ils disent aux journalistes peut facilement être remis à la police». Or, on le comprend bien, le cas de Ben Makuch pourrait créer un précédent dangereux pour l’exercice du métier de journaliste. De plus, les journalistes pourraient-ils être à l’avenir systématiquement contraints de «collaborer» avec les forces de police pour assurer la sécurité des citoyens, alors que ce n’est pas leur rôle ? Les journalistes sont en effet très bien placés pour détenir des informations stratégiques, mais leur mission n’est pas en principe de lutter de concert avec les forces de police pour éliminer le crime. D’un autre côté, les considérations qui ont motivé la décision de la Cour supérieure de l’Ontario et les demandes de la GRC sont elles aussi légitimes, s’il en va d’une menace potentielle à la sécurité de nombreux Canadiens, de surcroît si la menace est de nature terroriste. Tous, en tout cas, cherchent à garder jalousement le secret de leurs informations, ce qui n’apaise pas les discussions sur d’éventuelles collaborations.

Plus largement, la décision de la Cour supérieure de l’Ontario nourrit donc le débat relatif au fragile équilibre entre la lutte anti-terroriste et contre-terroriste et les droits de la personne et les libertés civiles. Si le USA Patriot Act d’octobre 2001 ou encore le camp de Guantanamo sont des exemples très éloquents en la matière, il en existe bien d’autres et dans d’autres pays. Le président français François Hollande, quant à lui, après les attentats du 13 novembre 2015, a décrété un état d’urgence qui, tout en donnant aux autorités policières des pouvoirs étendus, restreint les droits et libertés des personnes résidant sur le sol français. Au nom d’un principe de précaution et d’une nécessité de sécurisation de leur territoire dans le contexte de la menace terroriste, de nombreux pays occidentaux ont justifié la nécessité de lois nouvelles et parfois difficilement compatibles avec certains droits et libertés considérés comme inhérents à toute véritable démocratie, parmi lesquels la liberté de la presse. Ainsi, on le comprend bien, les implications de la décision de la Cour supérieure de l’Ontario quant à Vice Media vont bien au-delà de cette seule affaire et même des relations parfois tendues entre médias et police. La question qui est posée ici est de savoir jusqu’où peuvent aller les autorités policières pour lutter contre la menace terroriste et, plus largement, pour assurer la sécurité des citoyens.