Que se passe-t-il dans la tête d’un policier au moment d’avoir recours à la force?
Le 1er mars dernier, le journaliste de Radio-Canada Bruno Savard a été plongé dans différentes mises en situation lui permettant de tester ses réflexes et son jugement face à une menace imminente. Au cours de ses reportages Le Métier de Policier, Monsieur Savard se met dans la peau des policiers afin de mieux comprendre leur travail.
Dans ce court-métrage, on montre au grand public comment les policiers sont conditionnés à réagir lors d’un cas plus hostile. Au cours de la vidéo, le reporter soulève un point crucial : le fait qu’on le place dans une situation parfaite, qu’il connaît les raisons pour lesquelles il est présent et qu’il est à 100% certain de la réaction de son instructeur, mais surtout que dans une intervention réelle les policiers n’ont qu’une fraction de seconde pour faire un choix !
Au Canada, le titre d’agent de la paix englobe beaucoup plus de gens que les seuls policiers et l’image conceptuelle qu’on se fait d’eux. Que ce soit un agent des services frontaliers, un militaire compétent , un agent de sécurité privé, un agent des services correctionnels ou un fonctionnaire public, un agent de la paix est toute personne ayant le pouvoir de vous arrêter et de vous détenir (même si dans 99,9% de cas c’est effectivement un policier qui le fait). Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire permettant aux policiers de détecter les infractions, mais aussi de vous arrêter, de vous intercepter, de vous identifier et de vous fouiller. Dans l’arrêt R.c Hall (2002) la Cour Suprême du Canada statue que :
La liberté du citoyen est au cœur d’une société démocratique, la liberté perdue est perdue à jamais et le préjudice qui résulte de cette perte ne peut jamais être entièrement réparé. Par conséquent, dès qu’il existe un risque de perte de liberté, ne serait-ce que pour une seule journée, il nous incombe, en tant que membres d’une société libre et démocratique, de tout faire pour que notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de la liberté.
On constate alors qu’un des aspects des plus importants pour notre système de justice est la protection du droit de toute personne de circuler, d’aller et de venir librement et d’être libre de ses mouvements sans interférence. Cependant, il serait obsolète de nier que ce principe de justice fondamental crée aussi une tension entre justice (liberté) et sécurité. Comme mentionné plus tôt, les policiers possèdent le pouvoir (qui, rappelons-le, découle directement de la loi et de ses fonctions) de vous interpeller et de vous détenir. Le problème étant que les actions que posent les policiers, deviennent parfois des arrestations et qu’une fois que vous êtes arrêté, la police dispose de pouvoirs ancillaires. Ainsi, du moment où un policier vous détient, il a une foule d’autres pouvoirs qui se déclenchent, notamment le droit à la fouille sommaire, à l’usage de la force et à aller plus loin dans votre intimité. Ces actions sont justifiées par une seule raison : le droit qu’a la Police de se défendre elle-même et de se protéger.
La police est donc l’une des institutions dépositaires du monopole de la violence physique légitime. C’est le sociologue américain Egon Bittner qui lance cette définition de la police, inspirée de celle de l’État livrée au début du XXe siècle par Max Weber, dans son ouvrage The Functions of the Police in Modern Society. Ainsi, l’article 25 (1) du Code Criminel énonce que :
Quiconque est, par la loi, obligé ou autorisé à faire quoi que ce soit dans l’application ou l’exécution de la loi:
a) soit à titre de particulier ;
b) soit à titre d’agent de la paix ou de fonctionnaire public ;
c) soit pour venir en aide à un agent de la paix ou à un fonctionnaire public ;
d) soit en raison de ses fonctions,
est, s’il agit en s’appuyant sur des motifs raisonnables, fondé à accomplir ce qu’il lui est enjoint ou permis de faire et fondé à employer la force nécessaire (je souligne) pour cette fin.
Comme mentionné auparavant par l’un de mes collègues dans un autre article de ce blog, les policiers se basent sur le modèle national de l’emploi de la force pour intervenir :
« L’utilisation de cette force coercitive passe par tout un arsenal de possibilités allant de techniques légères à mains nues à l’usage d’une arme à feu. Le choix de la technique ou de l’arme employé sera déterminé par le policier qui intervient ».
Grosso modo, ce que la Roue de la Force nous apprend c’est que le policier peut utiliser la force contre un citoyen à condition que ladite force soit proportionnelle à la réaction du citoyen.
En d’autres termes, cet outil graphique qui résume au moins 20 ans de jurisprudence, explique aux policiers que dans un premier temps, ils doivent évaluer la situation en considérant le comportement de la personne interpelée ou arrêtée ; que dans un deuxième temps, ils doivent planifier leur intervention selon la réaction du citoyen et que finalement, ils doivent intervenir avec les bons réflexes, en tout cas, ceux que la société juge comme étant légitimes et appropriés.
L’un des critères centraux de l’usage de la force par la police est donc la notion de force légitime. Jobard Fabien nous dit dans un article du Dictionnaire de Criminologie en Ligne que :
Si la consubstantialité de la police et de la force ne soulève pas d’opposition, l’usage concret de la force soulève quant à lui bien des contestations. Car la force policière se définit (à l’inverse de la force militaire) en ce qu’elle doit être non seulement prévue par le droit, mais aussi acceptée par la population (je souligne). Le droit assoit généralement la légitimité de la force sur deux paramètres : la nature de la situation (légitime défense de soi ou d’autrui, ou exécution d’un ordre légal) et la proportionnalité de la réaction policière. La force qu’emploie la police (là encore à la différence de la force militaire) est pensée comme une force défensive : c’est contre une menace ou une violence particulières que l’on autorise son recours.
La force policière est par l’occurrence, pensée comme protectrice des intérêts de la société et de la sécurité des personnes ou des biens. La force policière entretient par conséquent une relation intime avec l’opinion publique, et ce, dans la mesure où c’est cette dernière qui estime si la force fut concrètement employée de manière satisfaisante, appropriée et juste. Cette intimité entre la force et l’opinion publique entraîne des problèmes redoutables.
Dans une autre rubrique du Blog Actu Policing, mon collaborateur fait état de cas de violence policière ayant largement défrayé la manchette et rapporte qu’il « vous suffit d’écrire arrestation musclée sur un moteur de recherche web pour trouver de nombreux vidéos mis en ligne montrant des policiers arrêter des personnes de manière à douter du respect de l’article 6 du Code de déontologie des policiers ». Cependant, mon confrère ne souligne pas dans son article que dans une très grande proportion, les vidéos d’arrestation musclée montrent surtout un type de victime bien spécifique. Pour rare qu’elle soit, la force policière est concentrée sur une « clientèle » particulière, celle qu’au XVIIe siècle les rapports de la Maréchaussée (ancêtre de la Gendarmerie en France) désignait comme le « gibier de prévôt » : la population des marginaux, migrants, vagabonds et rebelles. Actuellement, on voit principalement des victimes provenant de minorités visibles ou de groupes ethniques bien ciblés (Douyon, 1993).
Toutefois, ce caractère propre à la police d’abuser de la force qui rappelle l’observation de Montesquieu, selon laquelle tout homme qui exerce un pouvoir est amené à en abuser peut-être endiguée ou du moins nuancée. Tout d’abord, il faut savoir que la différence entre profilage racial et profilage criminel est vraiment mince. Dans le texte intitulé Police Use of Excessive Force : Does the Race of the Suspect Influence Citizens Perception ? (Rome, Soo Son, Davis, 1995), les auteurs démontrent dans leur analyse que les policiers impliqués dans des cas d’usage excessif de la force justifient leur geste par le comportement du suspect lors de l’interpellation ou de l’arrestation. Or, la majorité de ces cas concerne des suspects appartenant à une minorité visible.
Ayant une procédure bien précise à suivre lorsqu’ils font face à une situation donnée (la vidéo de Bruno Savard le démontre), en général les agents de police la respectent, et ce, sans tenir compte de la personne qui est devant eux. Cependant, il arrive aussi que les policiers mettent en pratique une forme ou une autre de profilage racial, pour un éventail de raisons: certaines qui sont d’apparence rationnelles mais fausses (les individus issus de minorités sont davantage criminalisées: Dowler et Fleming, 2006), d’autres qui sont émotionnelles — également fausses (les individus issus de minorités n’aiment pas les policiers). De plus, on remarque un effet de renforcement. Le policier se dit « je l’ai arrêté pour des motifs raciaux et j’avais raison », il aura donc tendance à répéter se même modus operandi.
Même si cette vidéo ne montre pas des policiers en pleine intervention, elle rend tout de même compte du dicton if it bleeds, it leads (le sang, ça vend) et du raisonnement populaire qui veut que la force et l’abus de force peuvent être tenus pour légitimes lorsque la société les encourage et lorsque la politique en anticipe des gains durables. D’où l’apparition du phénomène de populisme pénal qui postule, en se basant sur la perception du public, que la criminalité est hors de contrôle et que les politiciens doivent mettre en place des peines plus longues et plus sévères.
Enfin, l’aspect le plus important est toujours l’attitude du policier. En effet, il doit faire sont travail, mais en ayant une attitude positive. Si une personne percevait que le policier ne cherche qu’a faire sont travail, elle ne cherchera pas à se mutiner. A l’inverse, si le policier arrivait avec un air menaçant et odieux, la personne aura plus tendance à se soulever contre l’autorité.
Références:
Dowler, Ken et Thomas Fleming. 2006. « La construction sociale du crime : les medias, le crime et la culture populaire ». Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice. Vol 48(6), pp 851-865.
Rome, Denis M., In Soo Son et Mark S. Davis. 1995. « Police Use of Excessive Force : Does the Race of the Suspect Influence Citizens Perceptions? ». Social Justice Research, Vol. 8(1), pp. 41-56.