La France, confrontée à l’épineux arbitrage entre sécurité collective et protection de la vie privée
Voilà bientôt un an que le gouvernement de Manuel Valls planche sur son projet de loi sur le renseignement. L’ancien Ministre de l’Intérieur, devenu premier Ministre, présente ce projet comme visant à adapter les mesures de sécurité du pays aux nouveaux impératifs d’un environnement numérique et déplacer la surveillance sur les terrains virtuels.
Les attentats commis en région parisienne en janvier 2015 ont donné une vigueur nouvelle au projet, examiné par l’Assemblée nationale le 13 avril dernier. Soucieux d’adresser une réponse rapide au terrorisme, le premier Ministre a déclenché la mise en œuvre d’une procédure accélérée. Précipitée, l’Assemblée nationale doit se prononcer sur la version finale du projet le 5 mai. Si tôt le projet rendu public, la société civile et bon nombre d’acteurs du numérique se sont insurgés devant un texte qualifié de « liberticide », digne d’un « Patriot Act à la française ». Ses détracteurs l’accusent de porter atteinte aux libertés fondamentales en autorisant une surveillance de masse indifférenciée. Devant l’importance des protestations, le gouvernement a dû amender son projet et renoncer à certaines de ses propositions.
Le gouvernement se trouve aujourd’hui confronté à un important dilemme. Il lui faut parvenir à concilier ses valeurs libérales avec la mise en œuvre d’une surveillance accrue sur internet. Quelles sont les mesures et applications prévues par le texte ? Quels dangers pour le patrimoine démocratique de la France représente-t-il ?
Des fondements douteux à une surveillance accrue
Dans son projet de loi, le gouvernement présente les motifs pour lesquels la surveillance sur un individu pourra être invoquée. Au nombre de sept, ils se composent de formulations peu précises telles « l’indépendance nationale », « les intérêts majeurs de la politique étrangère », «les intérêts économiques », ainsi que la « prévention de la délinquance et de la criminalité organisée ». De tels prétextes prêtent largement à controverse. Trop larges, ils légitiment une surveillance exacerbée sur de nombreuses activités. Des représentants de la société civile demandent actuellement plus de précision du gouvernement, craignant que le texte n’autorise l’atteinte à la vie privée de bon nombre d’individus.
Le projet prévoit également la création d’une autorité indépendante de contrôle. Il est prévu qu’elle remplace l’actuelle Commission de contrôle des interceptions de sécurité et prenne le nom de Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Cette dernière serait composée de magistrats, députés du parti de la majorité et de l’opposition ainsi que d’experts techniques. Les demandes de surveillance seraient formulées par le ministère concerné à la Commission qui fournirait un avis avant que les mesures de surveillance ne soient mises en œuvre. L’avis rendu n’aurait qu’une valeur consultative. Le premier Ministre devrait lui aussi être consulté.
Bien qu’une Commission de contrôle soit envisagée, ses moyens d’action se limitent à la formulation d’un avis consultatif. Une telle mesure ne suffit pas à prévenir la grande latitude laissée au gouvernement dans l’évaluation des comportements à risque.
Une surveillance indifférenciée, difficilement contestable par les citoyens
Le projet de loi envisage la « détection automatique des comportements » suspects. Il s’agit de soumettre tous les fournisseurs d’accès à internet à un dispositif automatique permettant de scruter le trafic informatique en temps réel. Il est prévu que ce mécanisme fonctionne au moyen d’une « boîte noire » enregistrant toutes les métadonnées sans distinction. Cette surveillance permettrait, selon le gouvernement, de détecter les profils de terroristes en devenir. Le contrôle serait élargi à tous les individus en contact avec les personnes déjà suspectées. Le projet envisage ainsi une surveillance indifférenciée de tous les internautes, afin d’identifier les quelques utilisateurs commettant des activités répréhensibles ou dangereuses. Une fois les suspects identifiés, les services seront autorisés à poser des micros et mouchards sur des objets ou ordinateurs. Le texte légalise l’utilisation des IMSI-Catchers, antennes factices qui interceptent les communications.
Face à de telles mesures, les voies de recours du citoyen sont peu nombreuses. Les détracteurs du projet dénoncent le plein pouvoir d’enquête du gouvernement sans contrôle judiciaire à priori. Les services seraient autorisés à accumuler des preuves contre un citoyen sans qu’une autorité judiciaire ne les ait autorisés au préalable. La Commission disposerait de trois jours pour se prononcer, toute absence de réponse équivaudrait à un aval passé ce délai. S’il soupçonne être l’objet d’une surveillance, le citoyen peut saisir la Commission. En dernier recours, il peut recourir au Conseil d’Etat s’il estime qu’il a un « intérêt personnel et direct à agir ». Cet intérêt est difficilement démontrable devant la juridiction dans le cas d’opérations secrètes.
Un projet lourd de risques pour les citoyens et entreprises
La proposition du gouvernement est l’objet de critiques importantes. Elle est condamnée par une « galaxie » de contestataires, comprenant tant des acteurs de la société civile (pétition citoyenne de T. Guénolé et K. Ryzhakova ; Charlie Hebdo), des professionnels du numériques (Mozilla), que des organisations de renom (Commission Nationale Informatique et Libertés, Amnesty International). Tous s’inquiètent des risques d’ingérence du gouvernement et de la mise en péril de leur vie privée. Ils invoquent le respect de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de la Convention européenne des droits de l’homme, que la France est tenue de respecter.
Le projet met également en péril l’attractivité des hébergeurs français. Leur principal argument de vente face aux géants américains repose sur un hébergement « Made in France ». Les données ne sont pas soumises à une exploitation intensive du gouvernement, comme c’est le cas aux Etats Unis. L’imprécision des motifs de surveillance met à mal la confiance des investisseurs dans les entrepreneurs français du numérique et risque de porter atteinte à un large pan de l’économie française.
S’il est nécessaire de compléter les mesures de sécurité existantes par une surveillance accrue sur internet, les dispositions prévues par le gouvernement français prêtent largement à controverse. Les risques de dérives dans leur utilisation sont nombreux au regard du peu de garanties et contre-pouvoirs prévus par le texte. Il est nécessaire que le gouvernement réfléchisse à la mise en œuvre d’un cadre juridique permettant de protéger la société civile à la fois des menaces à la sécurité intérieure ainsi que des ingérences excessives de son gouvernement.