Ahmed, 8 ans, entendu par la police
À bien des égards, les répercussions des attentats survenus à Charlie Hebdo, comme le climat de tension palpable et le développement de mesures anti-terroristes par plusieurs gouvernements, évoquent le fameux phénomène de panique morale théorisé par Stanley Cohen. Excepté que dans le cas présent, le démon populaire qui sème la terreur auprès de la population française, le terrorisme, se trouve incarné en un petit garçon de 8 ans. Il est donc effectivement justifié de se demander « comment en est-on arrivé là ? »
Les attentats survenus en France, omniprésents dans les médias depuis le début du mois de janvier, ont suscité plusieurs réactions de solidarité envers les victimes, allant des marches dans les rues aux minutes de silence rendant hommage à ces victimes représentantes de la liberté d’expression. D’ailleurs, bon nombre de mesures officielles telles que la criminalisation de l’apologie du terrorisme, la guerre à l’extrémisme sur le web, ou encore la France qui resserre ses mesures anti-terroristes, se sont imposées.
Cependant, de nombreuses réactions contraires ont émergé, notamment dans les écoles françaises, où plus de 200 incidents (selon le ministère de l’éducation) sont survenus dans les jours qui ont suivi les attentats. L’une de ces histoires attire particulièrement l’attention. Ahmed, un petit garçon de 8 ans, aurait refusé de participer aux activités de solidarité organisées par son école et se serait justifié, selon les autorités policières, avec le discours suivant : « Il faut tuer les français. Je suis dans le camp des terroristes. Les musulmans ont bien fait, les journalistes méritaient leur sort ». Ce sont ces déclarations qui ont mené Ahmed à être entendu par la police, suite aux tentatives infructueuses du directeur d’école de pouvoir s’entretenir calmement avec le père du jeune garçon. En effet, le directeur de l’établissement scolaire a contacté les autorités le 21 janvier, après avoir tenté de rencontrer au préalable le père d’Ahmed pour comprendre comment son enfant a pu être amené à tenir de tels propos de solidarité envers les terroristes.
Suite aux déclarations de l’enfant, le père serait d’ailleurs venu à plusieurs reprises dans l’école, afin de régler lui-même certains conflits entre son fils et ses camarades. Ce sont ces interventions répétées et l’incapacité de discuter calmement avec le père qui ont incité le directeur à contacter la police, selon les responsables de la sécurité publique.
De son côté, Marcel Authier, directeur départemental de la sécurité publique, tente de minimiser la polémique du recours à la police en expliquant qu’il ne s’agissait pas d’une plainte envers la famille, et que l’audition libre (et non en garde à vue) d’une trentaine de minutes avec Ahmed et son père visait essentiellement à comprendre les évènements. La police précise d’ailleurs que le jeune garçon s’amusait avec des jouets pendant que son père était entendu.
Depuis le déroulement des évènements, la tournure de cette histoire suscite la controverse, et la décision de recourir à la police pour des paroles proférées par un enfant de 8 ans est évidemment sujette à discussion, tant dans la communauté qu’au sein des autorités. Pour le ministre Thierry Mandon, il y a bien d’autres choses à faire avant d’asseoir un enfant devant un policier et les problèmes avec la famille doivent être réglés avec elle directement, non pas avec l’enfant. Pour l’avocat de la famille, Me Guez Guez, cette situation reflète un climat « d’hystérie collective », et il qualifie la procédure comme étant « complètement disproportionnée » et « absurde ». Il estime également qu’« on a pris au sérieux les paroles d’un enfant de 8 ans ne comprenant pas ce qu’il dit ». Cependant, pour la directrice départementale adjointe de la sécurité publique Fabienne Lewandowski, bien qu’une audition formelle soit regrettable, « compte tenu de la force de ses déclarations et du contexte, il nous a semblé qu’on pouvait aller un peu plus loin ».
On peut alors se questionner sur les raisons ayant mené à recourir à la police pour régler cette affaire. Considérant le désir de lutter contre le terrorisme, mais surtout le climat de tensions suite aux attentats terroristes survenus récemment à travers le monde, il est évident que tous et chacun sont davantage aux aguets face aux menaces potentielles qui les entourent. Cet état d’alerte est notamment généré par la grande exposition prodiguée au crime – ici, le terrorisme – dans les médias. Le crime, sous toutes ses formes, capte par le fait même l’attention de tous, et suscite inévitablement de la peur chez les individus, car il confronte à l’insécurité et à l’incapacité de prévoir les évènements qui pourraient nous affecter et nous mettre en danger. Cette insécurité est donc liée à un sentiment de menace, que cette perception soit objective et réellement basée sur des faits menaçants, ou qu’elle découle de perceptions subjectives de cette réalité. Ainsi, l’imprévisibilité, qui caractérise particulièrement les attaques terroristes, crée un climat de méfiance et de réactivité face aux éléments qui pourraient perturber notre quiétude, notamment toute forme d’apologie du terrorisme.
Dans des circonstances différentes, cette situation aurait potentiellement pu faire l’objet d’un contrôle social plus informel, et le recours à la police aurait peut-être pu être évité. Le contrôle social revêt effectivement plusieurs formes : le contrôle externe exercé sur les individus peut être immédiat, c’est-à-dire informel et effectué par la communauté, ou institutionnalisé, lequel intervient au nom de la collectivité lorsqu’une déviance se manifeste – donc, la police. Ces formes de contrôle cohabitent dans les sociétés, et plus il y a de l’un, moins il y a de l’autre. Le recours à la police pourrait donc s’expliquer par le fait que les alternatives informelles étaient moindres, ou qu’elles n’ont pas été suffisamment explorées. Ainsi, peut-on blâmer le directeur de l’école de recourir à l’institution policière après que ses tentatives de contrôle informel par le biais des discussions avec le père se soient avérées infructueuses ? Bien que le cadre scolaire aurait pu être plus approprié, sachant que le père de l’enfant (qui est responsable de ce dernier) n’était pas très coopératif, quels autres recours avait le directeur ? Suivant le fameux adage « Mieux vaux prévenir que guérir », ce dernier a donc opté pour l’option la plus sécuritaire. Selon moi, cette solution était adéquate considérant les circonstances. Afin d’éviter que la situation ne dégénère, il se devait d’agir de manière à apaiser les conflits entre Ahmed et les autres étudiants, s’assurer que le climat familial de l’enfant n’était pas source de danger, et surtout, éliminer toute possibilité de matérialisation des propos de l’enfant.
Par ailleurs, il convient de se demander si le rôle de la police englobe le fait d’auditionner un enfant de 8 ans (bien qu’il soit en compagnie de son père qui en est responsable) alors qu’il ne peut en aucun cas être tenu responsable ? Il convient de se rappeler que les fonctions de la police consistent principalement à maintenir l’ordre, prévenir le crime et appliquer la loi. Dans ce cas-ci, l’intervention visait précisément à comprendre et déceler l’origine des déclarations du jeune garçon, probablement dans le but d’éviter que la situation s’envenime et ne nuise, entre autres, à la paix de l’établissement scolaire. Considérant ces éléments, il me semble que l’intervention de la police, bien que paraissant disproportionnée, était bel et bien légitime dans l’optique où elle visait le maintien de la paix. La présence d’Ahmed devait sûrement être nécessaire, car c’est l’origine de ses propres paroles que l’ont cherchait à découvrir. Je crois que la question se situe davantage à la valeur qu’il est possible d’accorder à des déclarations proférées par un enfant de 8 ans. Comment distinguer de réelles convictions qui représentent une menace potentielle du discours d’un jeune qui rapporte ce qu’il entend sans le comprendre ? Il semble que l’intervention policière ait permis d’éclairer cet aspect. Selon Lewandowski, le garçon a admis avoir verbalisé « une partie des propos », mais il ne semble toutefois pas en comprendre la portée, ce qui laisse croire qu’il n’a fait que répéter un discours de manière irréfléchie. La profération et l’origine de ces paroles n’en reste pas moins inquiétante, mais la « menace » que représentait Ahmed semble en quelque sorte désamorcée.
Il peut à priori sembler ridicule d’avoir accordé autant importance aux déclarations d’un si jeune garçon, mais il faut toutefois considérer que l’intégration de cognitions de ce genre peut mener à des convictions fermement ancrées, qu’il est peut-être plus sécuritaire d’entériner dès que possible…
Marie-Jacques Caron