ADN : Quand la réalité policière dépasse la fiction
Depuis quelques semaines, une enquête au sujet du viol d’une jeune étudiante de 16 ans à La Rochelle (France) fait régulièrement la manchette des quotidiens chez nos cousins. Ce n’est pas particulièrement le crime qui soulève l’attention du public, mais plutôt le processus d’enquête employé :
L’incident s’est déroulé le 30 septembre 2013 au lycée Fénelon Notre-Dame à La Rochelle, ville sur la côte ouest de la France, au nord de Bordeaux. La jeune fille de 16 ans se serait fait agresser sexuellement dans les toilettes de l’établissement et n’aurait pu être en mesure d’identifier son agresseur. Le ravisseur l’aurait attendu dans les toilettes et aurait éteint la lumière pour ensuite attaquer l’adolescente dans son dos. Si elle n’a pas vu son agresseur, on a retrouvé de l’ADN sur les vêtements de l’étudiante ce qui a permis de dresser un profil génétique. Toutefois, ces informations ne correspondant à aucune entrée de la base de données génétique détenue par les services de police français, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEQ). L’identification du coupable est donc demeurée impossible.
Jusqu’alors gardée secrète, l’histoire a fait surface dans la sphère médiatique plus de sept mois plus tard, au moment où les parents des étudiants du lycée ont reçu un courriel les informant de l’événement passé (courriel intégral). Ce courriel prévenait également les parents d’une mesure d’enquête bien particulière : la nécessité d’effectuer un test d’ADN sur tous les individus de sexe masculin qui étaient présents à l’école ce jour-là. Cette décision qui vise les 31 enseignants, 475 élèves et 21 membres du personnel de sexe masculin a été prise par Isabelle Pagenelle, la procureure de La Rochelle, suite à un non-aboutissement de l’enquête d’identification et un épuisement des mesures disponibles.
Le prélèvement a eu lieu du 14 au 17 avril dernier dans les locaux du lycée et a été effectué par des policiers habillés en civil. Toutes les personnes visées par cette opération avaient droit de la refuser, mais ils avaient été préalablement informés qu’un refus les placerait automatiquement sur la liste des suspects et pourrait entraîner une garde à vue ou même une perquisition en vue d’obtenir le prélèvement. Un seul étudiant a refusé le test, mais est revenu sur sa décision et a finalement décidé de se plier à la mesure.
Au total, 532 prélèvements de salive – ce qui est plus que ce qu’on espérait – ont été envoyés le vendredi 25 avril à l’Institut National de la Police scientifique (INPS) près de Lyon afin d’analyser les correspondances avec le profil génétique du coupable. La police assure que les informations sur la génétique des « prélevés » non coupables seront effacées du FNAEQ et que les échantillons d’ADN seront détruits par la suite. On affirme que les résultats devraient être révélés assez rapidement en raison de la forte pression médiatique qui s’exerce sur l’enquête dans le pays.
Si une telle situation se transposait au Canada, dans un cadre législatif quelque peu différent, plusieurs critiques concernant les décisions prises par la police et la procureure en charge de l’enquête pourraient être faites. Évidemment, la mesure de prélèvement général relève plus de la philosophie policière du « crime control » (efficacité anticrime) que de celle du « due process » (respect de la procédure criminelle), deux philosophies à l’opposé élaborées par Herbert Packer en 1964 par rapport au travail policier. En effet, le « crime control » (ou efficacité anticrime) vise davantage les effets des mesures entreprises que le respect des procédures légales. Dans un cadre canadien, la décision d’imposer un prélèvement d’ADN à plus de 500 personnes, et ce, sans doute raisonnable de le faire, porterait atteinte aux principes défendus dans la Charte canadienne des droits et libertés et soulèverait des interrogations légales dans la suite des procédures pénales. De plus, la collecte et l’analyse de l’ADN de plus de 500 individus nécessitent une forte mobilisation des ressources policières et engendrent des frais substantiels dans le budget des forces de l’ordre. Les circonstances de l’agression de La Rochelle ne permettent pas d’affirmer que le coupable est l’un des 532 « prélevés », ce rend difficile la justification du déboursement de l’argent des contribuables. Comme l’ont affirmé Peter Greenwood, Jan Chaiken et Joan Petersilia en 1977 dans leur ouvrage « The Criminal Investigation Process », les ressources mobilisées dans une enquête traînant depuis plus de 48h seraient certes plus utiles ailleurs. Ceci dit, sept mois après la commission du crime, les probabilités que les services de police arrivent à des résultats concluants sont plutôt minces.
D’autre part, le fait que les autorités françaises aient gardé l’incident sous silence pendant plus de sept mois va à l’encontre du but visé par le « crime control ». Si vraiment l’efficacité anticrime est le but recherché par la tenue d’un prélèvement général, la conscientisation immédiate des parents, étudiants et autres membres du personnel quant à l’événement aurait eu un effet bénéfique sur la prévention d’une récidive dans le lycée. Comme l’a affirmé la mère d’un étudiant, si les parents l’avaient su, ils auraient conseillé à leur enfant de toujours aller aux toilettes à deux. De plus, le corps professoral aurait pu garder à l’œil les comportements louches. Il y a donc, à mon avis, une certaine contradiction dans les buts recherchés et les décisions prises par la police française. Si les médias peuvent parfois créer des embrouilles au travail des policiers, leur implication dans une telle situation aurait été bénéfique pour les citoyens concernés par le viol de la jeune fille et aurait même pu empêcher une possible récidive dans l’établissement scolaire.
En attendant les résultats de l’analyse en laboratoire, nous pouvons nous interroger sur les conséquences découlant d’un tel processus d’enquête. Est-il justifiable de mobiliser tant de ressources pour identifier un agresseur sexuel? Si les conclusions permettent l’identification, cette mesure serait-elle reproduite? N’y a-t-il pas d’autres mesures technologiques qui pourraient permettre d’éviter cela (caméras, micros, etc.)?