« Mister Big »

Joleil Campeau est une fillette de 9 ans. Le 12 juin 1995, elle sort de chez elle, à Laval au Québec, pour aller jouer avec une amie. Malheureusement, elle ne s’est jamais rendue. C’est uniquement quatre jours plus tard que l’on retrouve son cadavre enseveli dans de la vase près de sa résidence. L’enquête révèle qu’elle a été agressée sexuellement pour ensuite être noyée. On retrouve une simple cagoule près de l’endroit où l’agresseur a abandonné sa victime.

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Il faut attendre près de 19 ans pour que l’on connaisse le dénouement de l’exceptionnelle enquête policière ainsi que du processus judiciaire. C’est avec satisfaction que nous savons qu’Éric Deaudelin a agressé sexuellement, séquestré et tué Joleil Campeau. C’est avec des techniques policières redoutables que les agents ont pu mettre la main sur cette information.

En 2009, de nouvelles techniques d’analyse d’ADN relient Deaudelin à un sous-vêtement de la victime ainsi qu’à la cagoule trouvée près de l’endroit où cette dernière avait été abandonnée. Les policiers ne considèrent pas cette preuve assez solide pour accuser leur suspect principal. C’est ainsi qu’ils souhaitent une preuve beaucoup plus forte que celle de nature scientifique qui, dans les faits, relie Deaudelin uniquement à l’agression sexuelle de la victime mais pas systématiquement au meurtre.

Les policiers espèrent des aveux de Deaudelin. C’est pour cette raison qu’ils choisissent d’avoir recours à une technique que l’on appelle « Mister Big » pour parvenir à leurs fins. Cette technique d’enquête consiste à faire croire au suspect qu’une importante organisation criminelle est intéressée à le recruter. Cette perspective est plausible puisque Deaudelin a un parcours criminalisé et a déjà été détenu pour des périodes significatives. L’enquête en cause est menée conjointement par la GRC, la SQ et le SPVM. Des agents policiers s’infiltrent auprès du suspect avec lequel il crée un lien de camaraderie et de confiance. Une telle démarche exige beaucoup de patience de la part des policiers qui doivent être rusés pour ne pas éveiller quelque soupçon que ce soit quant à leur réelle identité. Au fil des mois sur lesquelles s’échelonne l’enquête, Deaudelin ne peut pas croire que cette organisation criminelle prospère qui lui procure de l’argent et un mode de vie qu’il n’a jamais connu (sorties, repas copieux au restaurant, parties de hockey, match de boxe, etc.) est une pure invention de la part des policiers qui le manipulent et exploitent ses traits narcissiques pour obtenir des aveux. Les policiers impliquent Deaudelin dans 45 scénarios différents pour qu’il ne se doute pas qu’il est manipulé. L’un de ces scénarios est particulièrement intéressant et mérite notre attention.

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L’agent double policier fait croire à Deaudelin que ce dernier doit l’accompagner chez une femme pour collecter une dette. Sur les lieux, l’agent double menace sa victime qui, dans les faits, est une collègue policière, afin d’être payé. Il fouille son porte-monnaie dans lequel il trouve une photo d’une fillette du même âge que Joleil lors de son décès. La fausse victime feint la détresse et explique qu’il s’agit de sa fille. Le policier étrangle la dame en la menaçant de tuer sa fille si elle ne paie pas sa dette. Il s’informe auprès de Deaudelin, témoin de la scène, s’il a un problème avec cette manière de procéder.

Cette manipulation de Deaudelin par les policiers atteint son paroxysme en juin 2011. Ils lui font alors croire qu’il doit aller à Vancouver pour sa prochaine affectation qui est une « grosse job » pouvant lui rapporter 50,000$. C’est au cours de ce voyage que Deaudelin avoue avoir séquestré, agressé et tué Joleil Campeau. Il ne sait pas que l’agent double enregistre, à son insu, ses aveux. L’utilisation d’une vidéosurveillance par caméra cachée permet l’obtention de la preuve irréfutable des aveux du suspect que l’enquête « Mister Big » a permis d’obtenir. La preuve irréfutable des aveux du suspect est ici tout aussi essentielle que les aveux. Il est fondamental pour les policiers non seulement que Deaudelin admette qu’il a commis les crimes mais aussi d’avoir la preuve de ces aveux.  Deaudelin est arrêté dès le lendemain matin à sa descente d’avion de retour de Vancouver et est accusé d’avoir séquestré, agressé sexuellement et tué la petite Joleil Campeau.

À son procès, Deaudelin nie fermement avoir tué la jeune Campeau. Il affirme que ses aveux en juin 2011 étaient faux et qu’il les a faits dans le but d’être recruté de façon définitive par l’organisation criminelle. Le 27 mars 2014, le jury trouve Deaudelin coupable du meurtre au premier degré de Joleil Campeau survenu près de 19 ans plus tôt.

Le but visé par l’enquête policière était, en soi, simple. Il s’agissait d’obtenir des aveux. La stratégie pour y parvenir était par contre complexe. L’enquête « Mister Big » exige des ressources humaines et financières hors du commun. Il s’agit, en faits, de créer un faux réseau criminel dans le seul but d’y attirer le suspect. Une enquête de cette nature exige des objectifs tactiques et stratégiques bien définis avec un encadrement strict pour en assurer la confidentialité. Une fois l’enquête terminée, des mesures spéciales doivent être prises pour protéger les renseignements nominatifs concernant les agents doubles afin d’assurer leur sécurité. Cette condition est essentielle pour qu’ils puissent agir à nouveau dans une autre enquête policière.

Le résultat de cette enquête « Mister Big » constitue, avec la preuve scientifique d’ADN, une preuve incontournable de la culpabilité d’un suspect aux infractions les plus graves. L’objectif visé, la détention à long terme d’un prédateur sexuel dangereux, est fort louable. On peut toutefois s’interroger si les coûts élevés d’une telle technique d’enquête justifient son utilisation dans des situations qui ne mettent pas en péril de façon aussi grave la sécurité du public.

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