La DPJ: une instance de policing ?

Lorsque l’on pense à des instances de policing, on semble se référer d’emblée aux corps policiers, aux agences de renseignements (comme le Service canadien de renseignement de sécurité ou le Centre de sécurité des télécommunications canadiennes) ou aux services de sécurité privés. Toutefois, dans certains cas précis, certaines institutions qui, a priori, n’ont aucun lien avec le policing, peuvent être amenées à exercer certaines activités et certains rôles dévolus à des instances de policing. À cet égard, l’implication de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) dans les évènements entourant la secte du Lev Tahor est éclairante. Cette institution, dont la mission semble avant tout de nature sociale, en est venue à agir également comme instance de policing. Peut-on pour autant considérer que la DPJ soit une instance de policing au même titre que les corps policiers? Ce travail visera à répondre à cette question en décrivant dans un premier temps l’action de la DPJ dans le contrôle des agissements de la secte du Lev Tahor. Ensuite, le rôle et les pouvoirs de cette dernière seront détaillés brièvement. Enfin, dans la dernière partie, il sera démontré en quoi la DPJ n’est pas une instance de policing, bien qu’elle partage certains traits qui lui sont rattachés.

Pour répondre à notre questionnement, nous allons analyser un cas très précis qui s’est déroulé en 2013, soit l’intervention de la DPJ des Laurentides auprès de la secte Lev Tahor. Le Lev Tahor est une secte  juive ultraorthodoxe dirigée par le rabbin Shlomo Elbarnes. Ce groupe a quitté son pays d’origine, Israël, en 2005 pour venir s’installer au Canada, plus précisément à Sainte-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides. Les croyances de ce groupuscule reposent, entre autres, sur la préséance de la religion sur les lois, sur la subordination de la femme à l’homme, sur le refus de l’éducation publique et sur l’importance du mariage. En 2012, la DPJ a pris connaissance des activités de la secte. Depuis, et tout au cours de l’année 2013, la DPJ a procédé à des inspections aux résidences des membres de la secte, car elle craignait pour la sécurité des enfants et l’hygiène de leur milieu. En effet, elle aurait eu vent de rumeurs relatives à un suicide collectif, au fait que les enfants membres de la secte soient battus et à la possibilité de mariages forcés en bas âge. C’est d’ailleurs pour ces raisons que la DPJ a retiré six enfants de la secte pour les placer en familles d’accueil. Elle prévoyait également continuer dans cette voie. Considérant cela, les membres du groupe du rabbin Elbarnes ont pris la décision de s’enfuir en Ontario pour éviter de faire face à la DPJ et se sont réfugiés à Chatham le 18 novembre dernier. En réaction à cette fuite impromptue, la DPJ a sollicité, le 27 novembre 2013, l’intervention de la Cour du Québec pour obtenir le retrait de quatorze enfants de la secte du Lev Tahor. Toutefois, puisque la protection de la jeunesse est de compétence provinciale, la DPJ a fait homologuer la décision de la Cour du Québec en Ontario. De plus, les services sociaux ontariens collaborent avec leur équivalent québécois afin d’assurer la surveillance du groupe sur leur territoire.

Parmi les acteurs de policing impliqués dans cette affaire, mentionnons la Sûreté du Québec et la Police provinciale de l’Ontario. Soulignons que ces deux services travaillent en partenariat pour surveiller les activités de la secte et au besoin, intervenir en retirant la garde des enfants et arrêter les responsables. Cette coopération s’inscrit dans une logique de gouvernance interinstitutionnelle telle que décrite par Benoît Dupont. Elle vise principalement à combler l’absence de juridictions de la Sûreté du Québec sur le territoire ontarien. De fait, pour continuer ses interventions, la Sûreté du Québec doit demander l’aide de la Police provinciale de l’Ontario qui a toutes compétences sur son territoire.

Toutefois, tel qu’il a été démontré précédemment, la DPJ a joué un rôle central comme acteur de policing dans l’enchaînement des évènements. Il apparaît alors important d’en faire une description sommaire. La création de cet organisme découle de l’adoption de la Loi sur la protection de la jeunesse, par l’Assemblée nationale, en 1977. On compte 19 directeurs de la protection de la jeunesse répartie à travers la province. Les pouvoirs qui sont conférés à la DPJ sont énoncés à l’article 32 de la loi précitée. Considérant le cas qui nous préoccupe, notons qu’elle détient, entre autres, le pouvoir de « b) procéder à l’évaluation de la situation et des conditions de vie de l’enfant et décider si sa sécurité ou son développement est compromis; c) [de] décider de l’orientation d’un enfant; f) [d’] exercer la tutelle ou, dans les cas prévus à la présente loi, demander au tribunal la nomination d’un tuteur ou son remplacement… » La DPJ a également un pouvoir d’enquête dans certaines situations particulières (art.35.1). Le type d’enquête que mène la DPJ dans ce dossier pourrait s’apparenter à une enquête conventionnelle au sens où l’entend Jean-Paul Brodeur. En se basant sur l’analyse de Brodeur, il est possible de constater que la DPJ à déjà procédé à l’identification et à la localisation des auteurs des abus commis contre les enfants de la secte. Par conséquent, les inspections menées par la DPJ visent à structurer la preuve. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’une preuve produite dans le but d’intenter une poursuite criminelle, mais plutôt pour s’assurer de la sécurité et des conditions de vie des enfants. De plus, il lui est possible d’obtenir un mandat délivré par un juge de paix, lorsque la sécurité et/ou le développement d’un enfant ne sont plus assurés. Enfin, la DPJ peut  compter sur les forces policières qui figurent parmi ses alliés. Notons également que le modèle de coopération interinstitutionnelle défini précédemment s’étend aussi à la DPJ. Néanmoins, bien que complémentaires, les buts diffèrent selon l’organisation. La Sûreté du Québec s’acquitte de la mission concernant le volet criminel, alors que la DPJ veille au bien-être des enfants du Lev Tahor qui sont les victimes dans le cas présent.

Compte tenu des pouvoirs dont jouit la DPJ, notamment en matière d’enquête, un questionnement se pose quant à savoir si elle peut être considérée comme un acteur de policing au même titre que la GRC ou la Sûreté du Québec, par exemple. Effectivement, en plus des pouvoirs qui lui sont octroyés, la mission de la DPJ peut s’expliquer en terme de policing. À cet effet, rappelons que les 3 philosophies de la police sont l’application de la loi, le maintien de l’ordre et les services. À titre d’exemple, la défense des droits de la jeunesse, tels qu’ils sont définis dans la Charte des droits et libertés de la personne ainsi que dans la Convention relative aux droits de l’enfant, s’inscrit dans le pôle de l’application de la loi. Aussi, la volonté d’assurer une qualité de vie respectable aux enfants victimes de maltraitance fait partie du maintien de l’ordre. Dans un même ordre d’idées, la DPJ assume un rôle de prévention normalement dévolu aux policiers, notamment en réalisant des inspections. Enfin, elle peut agir comme plaignante, au même titre que les policiers, lorsqu’elle constate des abus contre des enfants. Toutefois, ce pouvoir est limité du fait qu’il impossible pour la DPJ de porter des accusations au criminel. Elle ne peut qu’obtenir le retrait de la garde ou transférer le dossier à la police pour qu’elle mène les accusations. La DPJ se voit également limitée dans son champ d’application, puisque ses actions sont limitées à la clientèle jeunesse. Elle est aussi restreinte au sens où elle ne peut procéder à des arrestations, pouvoir qui est réservé aux policiers en l’absence de flagrant délit. Finalement, la DPJ doit composer avec certaines limites légales. Par exemple, pour ce qui est du Lev Tahor, la loi ne prévoit pas que la DPJ puisse contraindre les parents soupçonnés de maltraitance à demeurer en territoire québécois.

Au final, il est possible de conclure que la DPJ pourrait constituer une instance de policing. Dans des cas précis, comme dans celui du Lev Tahor exposé dans le présent article, la DPJ a, par ses interventions, assuré la surveillance d’un groupe soupçonné de négligence et de maltraitance et par le fait même, tenté d’assurer la sécurité et la qualité de vie des enfants membres de la secte. Cependant, l’action de cette instance est circonscrite par le fait que sa mission est d’abord de nature sociale, soit la protection des mineurs, et non pas coercitive, ce qui aurait été le cas si on lui avait attribué des pouvoirs pour surveiller, encadrer et au besoin, agir contre les adultes responsables de maltraitance ou de négligence. Par conséquent, il est difficile de conclure que la DPJ est, de manière générale, une institution de policing. Il serait plus approprié de conclure qu’il s’agit d’une institution de service social qui est amené, par les circonstances et par la nature des cas relevant de sa juridiction, à assumer des rôles relevant traditionnellement d’institutions de policing.